lundi 5 septembre 2011

L’ADN liturgique de la Bible

La Liturgie s’origine dans l’expérience ecclésiale que la communauté des croyants fait de la Révélation. Elle puise naturellement aux sources de la Bible pour irradier son noyau eucharistique et sacramentel. Toutes les formes liturgiques de l’Eglise empruntent leur schéma aux grandes prières d’Israël qui furent le pain quotidien des premiers chrétiens. Le contenu et le style biblique des prières de l’Eglise ne peuvent échapper, encore aujourd’hui, au croyant qui s’y réfère pour insuffler sa prière personnelle.
En revanche, devant l’ampleur de la Bibliothèque hébraïque et la variété de ses styles littéraires, le lecteur peut manquer de voir sa profonde portée liturgique. Pourtant, du Livre de la Genèse qui raconte la Création à la façon d’un poème liturgique au livre de l’Apocalypse qui clôt la Révélation dans une incandescence liturgique, les références à l’homo liturgicus traversent l’ensemble de l’Ecriture. A y regarder de près, les écrits sacrés sont si profondément informés par la vie liturgique qu’ils ne se saisissent bien qu’à travers elle dans leur unité comme dans leur finalité. Le signe abouti de l’Alliance est toujours liturgique. Ainsi, la liturgie est bien le sacrement du Royaume.

LE JARDIN D'EDEN TEMPLE DE LA RENCONTRE 
De nombreux textes de l'Ancien Testament, au delà de leur genre littéraire, possèdent une dynamique liturgique qui éclaire leur structure interne. Le texte de la Genèse, repris d'ailleurs dans la Liturgie du Samedi Saint, n'échappe pas à cette règle fondamentale qui atteste le modèle liturgique des écrivains sacrés.
Les similitudes entre le modèle de l'Arche que Dieu révèle à Moïse et le récit de la création permettent de lire la Genèse comme un texte liturgique et les passages de l'Exode (chap. 25 à 40) comme une nouvelle création. C'est d'ailleurs ce que fera Ezechiel dans une synthèse extraordinaire des traditions prophétiques et sacerdotales. Le travail créateur que Dieu propose au Peuple à travers Moïse (la construction de l'Arche) appelle le repos du sabbat comme écho parfait à l’œuvre achevé de YHWH (Ex, 35).

Le deuxième chapitre de la Genèse décrit d'ailleurs le jardin d'Eden en utilisant certains éléments que l'on retrouve dans le temple (pierres précieuses, or, etc). Un autre élément important vient confirmer cette assimilation du jardin d'Eden au Temple. Il s'agit du verbe hébreu utilisé pour traduire la présence de Dieu qui se "promenait dans le jardin". Ce verbe est utilisé ailleurs dans la Bible pour exprimer la présence de Dieu dans le tabernacle au milieu de son Peuple (Lev, 26, 12; Deut, 23, 15; 2 Sam. 7, 6-7).

Ezechiel, dans son oracle à l'encontre du roi de Tyr, rappelle la dignité royale du premier Adam en Eden vértitable jardin de Dieu (Ez, 28, 11-19). La faute du roi, à l'image d'Adam, est d'avoir voulu s'auto-saisir de la divinité. Cette faute est décrite comme une profanatation : "par la multitude de tes fautes, par la malhonnêteté de ton commerce, tu as profané tes sanctuaires (Ez, 28,18). Ces textes montrent à quelle point l'identité de l'homme, image de Dieu, est à la fois royale et sacerdotale. La gloire de Dieu se manifeste dans l'homme qui lui ressemble; la faute de l'homme s'énonce comme une désacralisation. La désobéissance ontologique d'Adam peut ainsi se comprendre comme une faute dans l'ordre de l'adoration. En voulant "dérober" le divin, l'homme s'exile de la présence de Dieu. Une lecture liturgique de la Bible peut ainsi nous aider à mieux saisir le drame anthropologique de la sécularisation. L' homo liturgicus, qui à travers l'adoration manifeste sa relation à Dieu, au cosmos et à lui-même, découvre l'au-delà des phénomènes et communie à la Source de toutes choses. En renonçant à sa vocation eucharistique, l'homme perd cette possibilité de connaissance et de communion. Le spirituel devient une option relaxante. La prière ne révèle plus alors le sens ultime de la création. Le monde n'a plus alors de levain.

EXODE ET PEUPLE SACERDOTAL
Un autre livre majeur de la Bibliothèque hébraïque vient confirmer la nature profondément liturgique des textes qui la composent. Dans la lutte qui l'oppose à Pharaon, Moïse reçoit ses instructions de YHWH. Le peuple hébreu doit quitter l'Egypte pour se libérer de l'esclavage qu'on lui impose et rendre un culte au vrai Dieu. Là  encore, l'Exode ne peut être saisi réellement sans sa dynamique liturgique. En le libérant du joug égyptien, YHWH veut faire de son peuple un peuple liturgique.Toutes les ordonnances qui viendront par la suite auront pour visée de rendre ce peuple apte à cette rencontre avec YHWH. L'alliance sur le Sinaï sera ratifiée par des actions liturgiques (serment de fidélité, sacrifices, lecture du livre de la Loi, etc). Une grande partie des ordonnances divines aura pour objet la réalisation du tabernacle, des vêtements sacerdotaux, les rubriques sacrificielles, etc). L'Exode est un texte intrinsèquement liturgique. Son ouverture est le rituel de la Pâques comme mémorial de la sortie d'Egypte; sa conclusion est la construction de la Tente du Rendez-vous.  Avant de recevoir les plans de construction, YHWW couvre le mont Sinaï de sa Gloire pendant six jour. Le septième jour, YHWH appelle Moïse au milieu de la nuée pour lui communiquer le modèle de construction. Les instructions sont délivrées au fil de sept chapitres qui rappellent la structure septénaire du récit de la Genèse. Moïse reçoit sur le mont Sinaï les plans de la nouvelle création. YHWH convie son Peuple à cette nouvelle réalisation. Il renouvelle son alliance dans un désir de communion avec sa création.

L'ARCHE, PRÉSENCE DE L'INVISIBLE
La Gloire de YHWH s'est manifestée dans un feu dévorant aux enfants d'Israël (EX, 24, 15-18). Dieu a voulu se manifester d'une façon toute particulière à Israël. Sa Présence a formé ce Peuple. Sa présence est appelée à le conserver. Dieu marchera avec son Peuple. "YHWH allait devant eux pour les guider dans leur chemin, le jour dans une colonne de nuée, la nuit dans une colonne de feu qui les éclairait, de sorte qu'ils pourraient marcher de jour et de nuit. La colonne de nuée ne se retira point de devant le peuple pendant le jour, ni la colonne de feu pendant la nuit" (Ex, 13, 21-22).

Cette présence se manifestera finalement dans un lieu particulier: " Alors la nuée couvrit la Tente du rendez-vous, et la Gloire de YHWH remplit la Demeure. Et Moïse ne pouvait plus entrer dans la Tente du rendez-vous, parce que la nuée était dessus et que la gloire de YHWH remplissait la Demeure. Tant que durèrent leurs marches, les enfants d'Israël partaient lorsque la nuée s'élevait de dessus la Demeure; et si la nuée ne s'élevait pas, ils ne partaient pas, jusqu'au jour où elle s'élevait. Car la nuée de YHWH reposait pendant le jour sur la Demeure, et, pendant la nuit, il y avait du feu dans la nuée, aux yeux de toute la maison d'Israël, tant que durèrent leurs marches ( Ex, 40, 34-38).

Dans son ouvrage "La Bible et l'Evangile" Louis Bouyer montre comment cette Présence de YHWH se manifeste dans un lieu de plus en plus précis. "Dorénanvant, l'Arche apparaîtra comme le lieux précis de la Présence de YHWH. Plus exactement, c'est l'espace vide compris entre les Chérubins qui la dominent où YHWH  sera censé se tenir (Lev, 16, 2). (...) L'Arche est sacrée parce qu'elle est le lieu de la présence de YHWH. Mais sur son couvercle, sur le propitiatoire qu'on le situe. Aucun document, et ceux qui paraissent les documents de la tradition la plus primitive notamment, n'exprime ni ne trahit une autre conception. La meilleure manière de comprendre le symbolisme de l'Arche, ce n'est donc pas de s'arrêter à son aspect de coffre, mais d'y voir un trône, et un trône expressément vide. (...). Le sens de l'Arche au bout du compte c'est sans doute que le Peuple d'Israël est dominé par une Présence invisible". 


Le Livre des Chroniques montre à quel point le royaume de David est marqué par l'anthropologie liturgique qui informe l'ensemble de la Bibliothèque Hébraïque. Avant de mourir, David manifeste son Amour pour YHWH par une offrande liturgique destinée "à la Maison de mon Dieu". Cette offrande est suivie d'une prière d'action de grâce (eucharistique) à la façon des plus grandes prières d'Israël. Cette prière est comme un ultime écho à cette autre prière majeure du Roi liturge que l'on présente d'ailleurs comme le paradigme des prières d'Israël. Dieu y est loué et remercié pour les grandes œuvres de sa création et pour ses interventions salutaires. Cette hymne récapitule toute la théologie de l'adoration que nous trouvons par ailleurs dans les Psaumes. ( 1, Chr. 16, 7-36).

LE MONDE NOUVEAU
Le Nouveau Testament se situe totalement dans cette continuité anthropologique et liturgique. Les grands thèmes de l'ancienne alliance reçoivent ici leur achèvement définitif. La Création, l'Exode, la Pâques, le Temple et le Royaume trouvent dans la personne du Christ leur accomplissement. La première lettre aux Corinthiens manifeste le monde nouveau issu de la résurrection. En Jésus se développe une humanité nouvelle. L'homme psychique laisse place à l'homme spirituel (1 Cor, 15, 45-49). La montée du Christ vers Jérusalem annoncée après la Transfiguration est décrite comme un Exode (Luc, 9, 31). La mort sur la croix est comprise comme étant le véritable sacrifice pascal (Jean, 1, 29-33; 19, 14; 1 Cor. 5, 7). L'Eglise est le nouvel Israël, le Peuple nouveau constitué de pierres vivantes pour l'édification d'un temple spirituel (1 Pierre, 2, 9-10). Le nouvel Exode du Christ ouvre le chemin pour l'établissement d'un royaume de prêtres comme le prévoyait les ordonnances délivrés lors du premier Exode. L’œuvre rédemptrice consacrent des croyants pour participer à la vie d'un royaume inébranlable dont le mode de vie est liturgique (Heb, 12, 28).
L'Evangile selon saint Jean se déploie au rythme des fêtes liturgiques juives. L'intention de l'auteur est bien évidemment de montrer que le Christ est la réalisation ultime de ces pèlerinages liturgiques. Plus encore, l'organisation de son récit fait apparaître une dynamique d'enseignement de nature mystagogique. Tout le ministère de Jésus s'articule autour de "signes" qui sont une invitation à comprendre la nature du royaume céleste à partir des éléments du cosmos. Les auditeurs de Jésus butteront en permanence sur ces "signes" voulant en permanence les réduire à leur élément simplement terrestre. Le paroxysme de cette incompréhension aura lieu lors du discours du Pain de vie quelques temps avant la Pâques. Lorsqu'après avoir rassasié la foule, Jésus se déclarera "le pain de Dieu", le scandale sera à son comble (Jean, 6, 41).

Pour permettre à ses lecteurs de comprendre l'enseignement par les "signes" de Jésus, saint Jean les relie systématiquement aux fêtes liturgiques qui permettent d'en saisir la portée ultime. Un très bel exemple se retrouve au chapitre 9 qui représente une véritable catéchèse baptismale de type mystagogique (initiations aux mystères à partir des signes liturgiques). Il s'agit de la guérison d'un aveugle-né qui se situe dans le temps qui précède la Fête des Tentes. Cette fête se caractérise par une double cérémonie de l'eau (puisée dans la piscine de Siloé pour être versé à la base de l'autel dans le Temple) et de la lumière (grâce à d'énormes menorahs allumés dans la cour du Temple). La guérison se situe après que Jésus ait déclaré être la lumière du monde. Jésus invite ensuite l'aveugle à se rendre à la piscine de Siloé. L'aveugle en revint en voyant clair. Pour les premiers chrétiens, l'intention de saint Jean ne fait pas de doute. Les eaux du baptême offrent au nouveau fidèle une profonde illumination: celle de la Lumière du monde.

Cette théologie du signe liturgique omniprésente en saint Jean est sans aucun doute la source majeure de toute la théologie liturgique et mystagogique des premiers siècles. Elle est ainsi la matrice des grandes liturgies traditionnelles pour qui les signes (symboles) liturgiques sont rien moins que la réalité dans sa plénitude: celle que confère la vie du Christ. L'eau ne perd pas sa fonction naturelle vitale dans le baptême; elle trouve dans ce sacrement sa finalité ultime qui est de procurer la vie du royaume. Le "pain de vie" ne perd pas sa fonction nutritive dans le sacrement de l'eucharistie; mais il trouve son achèvement suprême dans le Christ eucharistié dont l'Amour devient notre pain. La lumière du soleil, ne perd pas sa fonction naturelle dans l'expression cosmique de la sainte Liturgie; mais la lumière du soleil trouve son achèvement suprême dans le Christ qui illumine tout homme, l'Eglise et le cosmos. Dans le Christ, le cosmos retrouve sa vocation: il est à nouveau le symbole réel de la Gloire de Dieu. La liturgie sacramentelle est ainsi l'épiphanie de la continuité restaurée entre Dieu et sa Création.

Le Nouveau Testament se clôt avec l'Apocalypse de saint Jean, texte éminemment liturgique, que l'auteur reçoit "le Jour du Seigneur" (Apo, 1, 10). Ce que dévoile ce livre, dont les images s'inspirent des plus grandes fulgurances de l'Ancien Testament, c'est la consommation liturgique et cosmique de l'histoire humaine dans le Christ. Les visions de saint Jean décrivent le Royaume eucharistique dans lequel hommes, femmes et anges se nourrissent de l'adoration du vrai Dieu. Le texte se déploie dans un style liturgique où s'entremêlent des hymnes, des exhortations, des antiennes pour alimenter la vie de la Jérusalem nouvelle. Sous ce ciel nouveau, sur cette terre nouvelle, le monde se révèle comme un nouveau Temple cosmique où le Peuple des consacrés, en suivant le Christ dans son Exode, devient une famille royale et sacerdotale issue de l'Alliance de Paix et d'Amour. 

La liturgie, telle que nous la présente l'ensemble de l'écriture, n'est autre que l'apprentissage et la participation à la Vie dans le Christ ressuscité.

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